
C’est la rançon du succès. En Croatie, Dubrovnik et Split sont désormais encombrées d’estivants, et les week-ends d’arrière-saison ne valent pas beaucoup mieux dans le sud du pays, si beau et si populaire. Loin de ces spots ultra-fréquentés, et plus près de nous, l’Istrie croate et les îles du Kvarner – sur la côte nord – offrent pourtant des splendeurs et un calme rare pour une destination européenne.
Si on vient directement en avion, on y arrive par Pula. Mais on peut aussi embarquer à Venise sur un bateau qui traverse l’Adriatique. Ou encore – comme le font beaucoup les camping-caristes – revenir d’un tour du pays en remontant la route côtière admirable qui passe par Zdar et Rijeka. Le soir, les îles en ombres chinoises font sur la mer d’huile un spectacle grandiose. Côté terre, les virages fendent un paysage aride, où les buissons d’églantine concurrencent les figuiers dans les anfractuosités de la roche.
Pula la romaine, Porec et sa basilique euphrasienne du VIe siècle, typique du style byzantin – elle est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco – ou encore Rovijn, où les marchands de Venise ont laissé tant de traces… En Istrie, les villes racontent l’histoire. Elles sont reliées entre elles par des côtes de rochers aussi belles qu’inhospitalières. Car il n’y a pas ou très peu de sable dans ce coin de la mer Adriatique. Les quelques plages de galets alternent avec des accès bétonnés gagnés sur la roche qui valent mieux que ce que cette dénomination laisse imaginer. Vastes pontons sans navire, uniquement destinées à permettre l’accès à l’eau et les bains de soleil, ces « plages » font penser à des piscines qui n’auraient qu’un côté, et dont le bassin irait jusqu’à l’Italie.
En chemin vers les îles, on découvre encore Labin et Rabac. Labin, admirable petit village perché aux maisons jaunes, rouges ou orangées, domine une mer de verdure qui s’effondre vers la vaste baie de Kvarner. Rabac, juste en dessous, fait face à l’île de Cres. Entre sentier côtier, nombreux appartements chez l’habitant et grands ensembles hôteliers, Rabac évoque le mythe des vacances « d’avant » : plus lentes, moins compétitives, paisibles.
Une richesse écologique
Le car-ferry quitte le continent à Brestova – à 60 km au nord-est de Pula, juste après Rabac – pour rejoindre Porozina, sur l’île de Cres, en vingt minutes. On peut difficilement se passer d’une voiture sur Cres, même si l’on croise quelques cyclistes courageux et des motards en bande. La route qui s’enfonce dans l’île est aussi « sauvage » que le paysage. Dans le port de Cres, la ravissante petite ville qui porte le nom de l’île, les ruelles se rejoignent toutes. On ne cherche pas longtemps une adresse pour déjeuner. Avec sa terrasse ouverte sur le port et ses poissons fraîchement pêchés, le Riva s’impose tout naturellement. En guise de carte, le patron brandit un loup d’une main et une splendide rascasse de l’autre. Va pour la rascasse, qui sera cuite au four – à la perfection – avec des pommes de terre fondantes. Simplissime et délicieux.

Le soir, le choix n’est guère plus grand mais tout aussi parfait. A Loznati, dans le sud de Cres, il faut vraiment le vouloir pour trouver Bukaleta au bout d’une route de campagne. Mais quelle récompense : l’agneau – grillé, pané ou rôti – est la spécialité de cette maison, et c’est exquis ! Les nappes vertes à carreaux et la collection de portraits d’ancêtres accrochés aux murs donnent l’impression de dîner chez sa grand-mère croate. C’est chaleureux en diable. On dort au milieu des pins au camping Kovacine, au bord de l’eau, qui propose une majorité d’emplacement « textile » mais aussi un espace naturiste, ou à l’hôtel Kimen, au parfum si yougoslave. C’est le seul de l’île.
Même si la principale activité se résume à parcourir l’île de long en large pour admirer des paysages, il faut prendre le temps de deux arrêts. Le premier à Beli, un village ramassé sur une hauteur, centre de préservation des vautours fauves. Cette espèce menacée niche dans les falaises au-dessus de la mer. Quand les moutons de l’île vivaient nombreux dans la montagne, les vautours se nourrissaient des carcasses des bêtes qui se tuaient dans des ravins, mais les moutons manquent et les cadavres sont ramassés. La population de vautours, affamée, s’est réduite dramatiquement. En trois salles, le petit musée propose un parcours qui donne une très bonne idée de la richesse écologique de l’île, faune et flore réunies. Dans la volière, des vautours blessés sont en convalescence avant d’être relâchés.
Second détour par Lubenice, un village dépeuplé accroché au bord d’une falaise. Il a été rendu célèbre par la plage qui se trouve 400 mètres plus bas, éminemment instagramable et régulièrement classée parmi les plus belles du monde… Sauf qu’elle est inaccessible autrement qu’à pied. Il faut trois bons quarts d’heure pour y descendre et presque deux fois plus de temps pour en revenir. Sans avoir oublié de bonnes réserves d’eau, car aucune paillote n’accueille les randonneurs baigneurs.

On rejoint l’île de Losinj en moins d’une heure, par un pont construit sur des marécages. On roule directement en direction de Veli Losinj, un petit port qui pourrait servir de décor pour un film sur Saint-Tropez dans les années 1950. Devant les restaurants, une cuisinière insensible à l’hystérie des mouettes vide les poissons. A Mali Losinj, la ville principale de l’île, le marché aux poissons est d’ailleurs une attraction en toute saison. Le trésor de Losinj, c’est une exceptionnelle statue en bronze attribuée à Dédale de Sicyone, un sculpteur de la Grèce antique.
L’Apoxyomène improprement dit « de Croatie » a été découvert par un plongeur en 1996 à l’est de l’île. Quasiment complète – il ne lui manque qu’un petit doigt –, la statue est une merveille rare, ce qui lui a valu une tournée mondiale des plus grands musées, dont le Louvre en 2012. Un apoxyomène, c’est un athlète nu qui se racle la peau à l’aide d’un strigile, après sa course. Un groupe de Japonais et un couple d’Anglais nous confient qu’ils ne sont à Losinj que pour lui. Car L’Apoxyomène a son musée, dont il est l’œuvre unique et le seul sujet. On y apprend son histoire, mais aussi celle de sa découverte par 20 mètres de fond et celle de sa restauration périlleuse. On ne le rencontre qu’à la fin de la visite. Il est exposé seul, dans une pièce nimbée de lumière blanche, gardée par un vigile, où l’on ne pénètre qu’au compte-gouttes. Ce musée, si savant et si contemporain, réussit l’exploit de faire vivre un jeune homme vieux de plus de 2 000 ans. Les touristes japonais avaient raison : il vaut à lui seul le voyage.
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